Un miroir pour 3 visages
Brobeck Jean-Paul
Au bout de ma rue,



Au bout de ma rue, une place. Une place triangulaire, bordées de rues. Des rues qui finissent par se rencontrer. Un carrefour de cinq rues.
Ce n’est pas commun.

Vous pensez bien que la situation a été largement exploitée par les instituteurs de l’époque; Un carrefour en patte d’oie - ça ne se rate pas. Heureux que les ponts et chaussées aient eu une inspiration si pédagogique.

Un carrefour dangereux. On nous y conduisit. On nous apprit à traverser bien dans le passage clouté, un vrai passage clouté comme on n’en fait plus, avec des vrais clous bien brillants. On nous apprenait à regarder, d’abord à gauche, puis à droite. Puis on retournait à l’école.

Le soir, quand l’école relâchait la marmaille, nous prenions, comme il convient, le plus court chemin, c’est à dire en plein travers.
Le passage clouté c’était bon pour les maîtres.

La place était dangereuse. Elle inquiétait nos parents. Une place avec des rues de tous les côtés, et des voitures qui roulent vite. Une place où nos jeux étaient souvent ponctués par le fracas de carrosseries cabossées.
Une place : oui, mais quelle place ! Un vrai paradis.
Car la guerre avait oublié, sur la place, deux abris. Deux souterrains où les gens venaient se réfugier pendant les bombardements. Des souterrains qui étaient devenus notre domaine, malgré les grilles qui en interdisaient l’accès.

Et puis, il y avait aussi les marronniers. Des marronniers qui comptaient nos rentrées successives. Un marron qui éclate: c’est une rentrée de plus. Ces marronniers nous offraient tour à tour les matériaux de nos bricolages et les munitions de nos batailles. Et ils étaient malins, ces marronniers, car ils prenaient plaisir à bombarder les voitures que les automobilistes avaient malencontreusement garées le long de notre place. Il y en eut des bosses ! Parfois on nous accusait. A raison : je le confesse. Car nous aidions parfois la nature.

C’était notre place, notre territoire, nos marronniers. C’était notre enfance.

Mais le temps passe.

On a déraciné les vieux marronniers. Les bunkers ont été remblayés.
Les bancs de bois ont disparu, et avec eux, disparu aussi les petits vieux qui somnolaient l’après-midi et les adolescents qui échangeaient leur premier baiser, sous les réverbères.

Maintenant, la municipalité est résolument tournée vers l’avenir. Elle a fait creuser ce que l’on croyait être un bac à sable.

Chic ! se dirent les parents. Nous allons pouvoir envoyer les bambins.
Mais trois jours plus tard, un ouvrier communal planta un panneau avec un drôle de dessin.
Le fameux bac à sable était en réalité une pissotière pour le monde canin.
Les bambins restèrent donc à la maison. Les vieux hochèrent tristement la tête. L’herbe prit rapidement possession du sable, car les chiens, selon une coutume ancestrale ne lèvent la patte que sur le monde vertical.

Adieu aussi les marronniers. On plante une cabine téléphonique qui ne fonctionne que les jours où l’on en pas besoin. On dressa également un abri bus, tout en verre avec des publicités qui illuminent la nuit.

Ainsi les chiens surent de nouveau où lever la patte et Les jeunes, aujourd’hui motorisés, prirent possession de leur nouveau domaine ce qui entraîna une conséquence disons écologique, car les rares fleurs que l’on avait plantées pour faire joli, étouffèrent rapidement par la faute des gaz d’échappement.

La place est devenue sale, envahie par les papiers gras et les boîtes de Coca Cola.
Ce sont là, les racines du monde de demain.

L’autre jour, je fus témoin d’une scène.

Le petit autobus qui fait la navette entre notre quartier et le centre ville déposa son unique passager. Je connaissais l’homme : un petit vieux du voisinage, quelqu’un que l’on connaît de vue, sans plus.
L’homme descendit, s’engagea dans le passage zébré car il y a belle lurette que l’on avait enlevé les vrais clous. Il s’engagea donc, quand avisant une canette vide, il fit quelques pas en arrière pour la ramasser.
C’est à ce moment précis que le camion arriva à pleine vitesse. On entendit un terrible crissement de pneus. J’ai fermé les yeux.

Vous devinez la suite ? Et bien non ! Le camion s’arrêta juste à temps. Le petit monsieur traversa. Le chauffeur déversa, par la fenêtre de sa cabine un flot de jurons grossiers. Les jeunes à mobylette trouvèrent le spectacle comique mais frustrant. Pour une fois qu’il aurait pu se passer quelque chose.

Quand il arriva à ma hauteur, le vieil homme eut un sourire gêné, comme un jeune surpris en pleine maraude. Il ne dit rien, se contenta de hocher la tête tristement.

Maintenant, je le connais un peu mieux.
J’irai lui rendre visite demain.

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