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Émile : cordonnier
À force dêtre seul, on apprend à écouter, on ne parle plus, ou alors seulement avec soi-même, comme pour se donner lillusion dune présence. On apprend aussi à voir, à comprendre les gens et à leur pardonner.
Ainsi parlait le vieil Émile : mon ami cordonnier.
Émile avait lâge de ses cheveux blancs, un âge où lon ne vieillit plus, ou alors plus quune seule fois, définitivement.
Émile habitait une petite maison. Par la fenêtre ouverte séchappait une chanson.
Cétait son marteau, régulier comme les battements dun coeur qui saluait le retour des saisons.
Javais fait la connaissance dÉmile quand jétais gosse. Un jour, sur le chemin de lécole, quelquun mavait interpellé :
Eh, petit ! tu ne voudrais pas me rapporter mon pain ?
Depuis ce jour-là, quand le ciel était gris, jallais retrouver mon ami.
Dans son échoppe ce sont les odeurs qui vous accueillaient : celle du cuir et les autres, plus fortes, du cirage et de la térébenthine. Puis cétaient les bruits, toujours les mêmes : le marteau qui retombait régulièrement et le cliquetis de la grosse machine à coudre.
Marquées à la craie blanche, les chaussures attendaient sur les rayons. De temps en temps, Émile disait : Passe moi les brunes ou les noires.
Il avait dans ses gestes, comme du respect ou alors comme de la tristesse.
Vois-tu, petit, - me disait-il - cest bien triste, ces chaussures-là. On prétend que cest du cuir, mais moi, on ne me trompe pas.
Alors, après un grand soupir, Émile les réparait quand même.
Il ne me parlait jamais de sa femme et de ses enfants ; si bien que je ne savais même pas sil avait une famille.
Émile était économe et recueillait les clous et les petits morceaux de ficelle. Économe en paroles aussi, et, quand après un arrêt, son marteau recommençait à chanter, il me disait : Une mésange ou un merle ! car il avait les oreilles aux aguets.
Un jour, Émile me raconta son histoire. Il me parla longuement de la guerre : la première, la seule, la vraie, celle qui avait tellement tué et qui avait emporté sa jambe.
Tu vois, petit, cest bien triste pour un cordonnier de navoir quun seul soulier. Alors, parfois, je rêve. Jaccompagne les gens dans leurs promenades. Les souliers parlent et, quand on sait les écouter, ils racontent la vie de celui qui les porte.
Il y a ceux qui usent la pointe parce quils sont pressés, ceux qui raclent la semelle parce quils sont toujours fatigués, ceux qui aplatissent les talons comme sils avaient peur davancer.
Ainsi parlait Émile, le cordonnier.
Ce nest que bien plus tard, que je compris quil suffit daimer son métier pour devenir un peu philosophe.
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