Un miroir pour 3 visages
Brobeck Jean-Paul
La laisse.


Il existe des gens que l’on connaît sans connaître vraiment.
On se dit bonjour ou bonsoir, on parle du temps, rarement de politique, on parle de la progression des saisons puis on se quitte sur un « à demain ». ou sur « une bonne journée »…

Mais on ne sait même pas le nom de son interlocuteur, on se doute qu’il habite vaguement le quartier. On se rencontre chaque jour à peu près à la même heure, sur le même itinéraire…..

Je veux vous parler du Monsieur avec le Labrador blanc. Un chien costaud bien plus gros que le mien et comme ce sont deux mâles, on se salue chacun bien en sécurité sur son trottoir pour éviter une éventuelle bagarre car le Labrador du Monsieur tout comme le mien se disent bonjour avec une sorte de grognement qui ne laisse présager rien de bon.

J’ai fait la connaissance du Monsieur le jour où j’ai mis la première fois une laisse à mon chien. Il n’a pas aimé du tout être attaché à une laisse, alors il faisait des bonds de cabri, aboyait d’une petite voix plaintive et se tordait dans tous les sens pour essayer de se débarrasser de son maudit collier.

Puis, les choses rentrèrent dans l’ordre. On finit toujours par s’habituer surtout le jour où il comprit qu’au retour de la promenade vidange, je lui présentais sa gamelle avec des croquettes, un peu de viande fraîche ou alors, délice des délices, un peu de pâté tiré d’une boîte. Je n’ai jamais compris pourquoi mon chien adore tellement la nourriture des boîtes et je soupçonne que les fabricants ont dû chercher à se renseigner sur les goûts et les odeurs qui flattent le nez et le palais de la gente canine.

Voilà, on dit réglé comme du papier à musique…
Chaque jour, à la même heure, presque au même endroit nous nous rencontrons.
Alors la discussion s’engage :
« Ça va ?
- Ça pourrait aller mieux
- Vous avez vu ce temps ?
- Je préfèrerais un bon coup de froid à cette grisaille qui n’en finit pas. »

Rien que des choses importantes, essentielles, vitales car on n’a rien à se dire et pourtant, au fil des années, je ne raterais pour rien ce rendez-vous quotidien et, si par aventure, l’un de nous était retenus par des obligations, l’autre sentait comme un manque.

« Vous étiez malade hier ?
Non, j’étais chez le vétérinaire…..

Et cette relation de visu durait depuis des années. Elle nous mettait en quelque sorte hors du temps, c’est-à-dire que le temps semblait glisser sur nous. Oh, bien sûr, il y avait bien un cheveux gris ici et là, un de nos compagnons qui boitait d’une patte, mais il y se dégage de ce genre de relation comme un sentiment de sécurité, d’immuabilité. Je n’ose pas dire d’éternité.

Et pourtant, l’autre jour, j’ai rencontré le Monsieur sans son chien. En regardant bien, j’ai vu qu’il tenait une laisse à la main. Je pensais que le chien gambadait dans le parc, et comme je me rapprochais, je vis que le Monsieur avait des larmes plein les yeux.
Il me confia qu’il venait de conduire son chien chez le vétérinaire… pour la dernière fois. Je ne sus que répondre car des larmes se mirent à couler sur mes joues.

Et maintenant, depuis quelques jours déjà, nous continuons à nous rencontrer, à la même heure, mais sur le même trottoir. Le Monsieur m’a demandé s’il pouvait caresser mon chien…
L’autre jour, j’ai vu qu’il continuait à se promener sa laisse dans la main. Nos regards se sont croisés. Personne n’a dit le moindre mot.
Les vraies douleurs sont vraiment muettes.

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