Un miroir pour 3 visages
Brobeck Jean-Paul

Longtemps, longtemps,


Le véritable problème est de savoir qui promène qui ?
Il y a bien une laisse avec deux extrémités. Reste à savoir de quel côté est le maître.

Cela commence toujours de la même façon. Je lance un « tu viens, on va faire un tour ! » Alors, restant couché, le gamin daigne lever une paupière comme quelqu’un des en a vu d’autres, quelqu’un à qui l’on ne la fait plus.
On passe aux choses vraiment sérieuses quand je commence à enfiler mes chaussures. Quand je mets mon chapeau, c’est le signal qu’il attendait. Alors, d’un bond, il se dresse sur ses pattes, se met à faire le tour de la table du salon en se cognant aux chaises, fait une glissade sur le carrelage de la cuisine et un dérapage très peu contrôlé sur le parquet.
Puis il s’en va se poster devant la porte d’entrée.
Quand je saisis la laisse enroulée sur la poignée de la porte à l’autre bout du couloir, il prend son élan et vient s’enfiler dans la boucle que je lui tends.

C’est ça, exactement cela, au moins deux fois par jour et cela fait bientôt six ans que cela dure.

Sur le trottoir, c’est le gamin qui prend la direction des opérations. Tout droit au lampadaire qui semble attendre sa douche biquotidienne. Un coup d’œil pour voir si la chienne du buraliste est sur le pas de la porte du magasin et le voilà qui commence à me promener.
Quand je vous disais qu’il est difficile de savoir qui promène qui !

Mon gamin est un chien qui a ses habitudes. Il semble suivre des voies tracées une fois pour toute et tout changement d’itinéraire est perçu comme un caprice de ma part.
Alors nous faisons irrémédiablement la même promenade qui nous conduit à faire le tour du jardin public. Puis nous prenons la direction de la plage. Arrivés sur la place du Kursaal, nous faisons le tour du Casino puis nous prenons le chemin du retour.

Un jour nous avons longé les maisons qui bordent la place. Il y avait là, derrière une large baie vitrée une petite grand mère pas plus haute que trois pommes. Je l’imaginais qui se dressait sur la pointe des pieds pour arriver à atteindre péniblement le bas de sa fenêtre.
Coup de chapeau, auquel elle répond par un large sourire.
Un jour, la grand mère n’était pas seule. Deux chatons blancs jouaient derrière la vitrine. Il n’en fallait pas plus pour que mon gamin se dresse sur ses pattes de derrière, les pattes de devant posées sur l’appui de la fenêtre.
Les chatons furent effrayés par ce brusquement surgissement. En s’enfuyant, ils firent tomber un vase. J’entendis le fracas. La petite grand-mère parut, marqua la surprise, puis elle secoua ses cheveux blancs, leva les mains vers le ciel et….. continua de sourire. Je fis un geste pour m’excuser.

Depuis ce jour, je passe régulièrement devant la maison. J’aperçois le visage de la grand-mère, elle doit certainement me guetter.
Coup de chapeau, contre sourire. Nous n’avons jamais échangé le moindre mot. Mais nous avons rendez-vous chaque matin et j’ose espérer que cela va durer longtemps, très longtemps.

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